Jour
de décembre venteux
L’automne
s’est lentement dissipé. J’ai commencé à préparer ce
livre en décembre dernier. Ça fait déjà un an. Shizuko Akashi
est la seizième victime que j’interroge, bien que, contrairement
à tous les autres, elle ne puisse exprimer ses pensées.
Je
ne peux divulguer ni le nom ni l’adresse de l’hôpital de
Shizuko.
«
Shizuko » et « Tatsuo Akashi » sont des pseudonymes, conformément
aux souhaits de la famille.
Tatsuo
(son
frère)pousse
lentement le fauteuil roulant de Shizuko jusqu’à la salle de
détente. Elle
est petite, les cheveux courts. Elle ressemble à son frère. Elle a
un joli teint, les yeux un peu voilés comme si elle venait de se
réveiller.
Sans
le tube dans son nez, elle n’aurait sans doute pas l’air
handicapée..
Ses
yeux ne sont pas vraiment ouverts, mais il y a en eux une lueur - au
fond des pupilles -, une lueur qui m’a entraîné, au-delà de son
aspect externe, jusqu’à quelque chose en elle qui ne souffrait
pas.
«Hello!»,
je dis. «Hello!»,
répond Shizuko, même si ça sonne plutôt comme « ehh-uoh ».
Je
me présente brièvement, aidé par son frère. Shizuko hoche la
tête. On l’a prévenue de ma visite.
«
Demandez-lui
ce que vous voulez!»
suggère Tatsuo.
Je
suis perdu. Qu’est-ce que je pourrais bien dire? [...]
Je
demande à Shizuko :«
Est-ce que vous pouvez bouger un peu votre main droite pour moi?»
Elle lève sa main droite. Je suis certain qu’elle essaie, mais les
doigts ne bougent qu’avec une extrême lenteur; ils se serrent et
se déplient patiemment.
«Est-ce
que vous voulez bien tenter de me tenir la main ?-O-eh
[OK]. »
Je
place quatre doigts dans la paume
de sa main, à peine plus grande qu’une main d’enfant, et ses
doigts se referment lentement sur les miens, aussi doucement que les
pétales d’une fleur qui s’endort. Des doigts doux, pulpeux, et
pourtant bien plus forts que je ne l’aurais cru.
Bientôt
ils serrent ma main comme un gamin envoyé faire une course
s’accroche à 1’« objet important » qu’il ne doit pas perdre.
On
est là en présence d’une volonté très forte et clairement
tournée vers un objectif. Concentrée, mais probablement pas
sur moi : Shizuko recherche un «autre» au-delà de moi.
Quelque
chose en elle doit tenter de sortir.
Je le sens.
Quelque
chose de précieux, qui n’arrive pas à trouver comment
émerger. Même si ce n’est que temporaire, Shizuko a perdu le
pouvoir et les moyens de permettre à cette chose de faire
surface.
Pourtant,
celle- ci existe, intacte, saine, entre les murs de son espace
intérieur.
Quand
Shizuko tient la main de quelqu’un, elle ne peut rien faire de
plus pour que l’on comprenne que « cette chose est là ».
Elle
tient ma main très longtemps, jusqu’à ce que je dise : « Merci.
»
Alors
seulement, l’un après l’autre, ses doigts s’ouvrent.
«
Jamais
Shizuko ne dit “mal" ou “fatiguée”,
m’a confié Tatsuo en me reconduisant. Elle
a des séances de rééducation quotidiennes
- des
bras et des jambes, du langage, et d’autres thérapies avec des
spécialistes. Rien de tout ça n’est facile. C’est même dur.
Mais quand le médecin ou les infirmières lui demandent si elle
est fatiguée, elle n’a répondu “oui” que trois fois.
Trois fois. C’est pourquoi, comme l’admettent tous ceux qui
prennent soin d’elle, elle a fait autant de progrès. De
l’inconscience sous respirateur artificiel jusqu’à la
parole, c’est comme l’émergence d’un rêve. »
Je
pense à demander à Shizuko: « Qu’aimeriez-vous
faire quand vous serez rétablie?» «Aeh-ehh »,
dit-elle.
Je
ne comprends pas. « “Voyager”,
peut-être ?
suggère Tatsuo après une seconde de réflexion.
-
Oui,
approuve Shizuko en hochant la tête.
En
lui rendant visite à l’hôpital, ce soir-là, j’avais voulu
encourager Shizuko - mais comment? J’avais pensé que c’était
à moi d’en décider, mais cela n’a pas du tout été le cas. Il
était même inutile de songer à l’encourager. En fin de
compte, c’est elle qui m’a encouragé.